30 ianuarie 2011

László Tengelyi - Lettre ouverte sur la philosophie en Hongrie

À
Monsieur Julian Nida-Rümelin, président de la Société Allemande de Philosophie

Monsieur Wolfram Hogrebe, ancien président de la Société Allemande de Philosophie et éditeur du recueil "Philosophia Hungarica"

Monsieur Thomas Spitzley, président de la Société pour la Philosophie Analytique

Madame Iris Därmann, présidente de la Société Allemande pour la Recherche Phénoménologique

Monsieur Klaus-Michael Kodalle, président de la Société Germano-hongroise pour la Philosophie

À tous mes estimés collègues,

Chers collègues,

J’aimerai porter à votre connaissance de récents événements arrivés en Hongrie qui s’apparentent à une chasse aux sorcières contre des philosophes comme Agnes Heller, Mihály Vajda, Sándor Radnóti et d’autres.
Comme vous le savez, le parlement hongrois a adopté il y a peu de temps une loi sur les médias qui n’est pas conforme aux normes européennes. Cette loi n’est que le sommet de l’iceberg. Il n’est que la partie visible de toute une série de mesures prises depuis la victoire du Fidesz le 25 avril 2010, et qui dissimule la déconstruction réelle des institutions démocratiques en Hongrie. Le parti des « jeunes démocrates » (Fidesz), élu avec une majorité des deux tiers au Parlement, a commencé par régulièrement modifier la constitution (plus de dix fois). Le tribunal constitutionnel a été dépossédé d’une part essentielle de ses droits. L’organe nommé « conseil du budget », indépendant du gouvernement, composé par des économistes compétents, et dont la fonction est de surveiller la politique économique du gouvernement, a été dissous après les premières prises de position critiques. Tous ses membres ont été remplacés par des partisans du parti au pouvoir. Il en est de même avec la position de haut juge de la cour suprême, elle aussi occupée à présent par un affilié du Fidesz. Le principe de la séparation des pouvoirs est menacé en Hongrie. Les fonctionnaires travaillant dans l’administration d’État, et qui n’étaient pas adhérents du parti au pouvoir actuellement, ou qui ne le sont pas devenus, ont été et sont licenciés en masse – sans justification. Parmi eux, il n’y a pas seulement des postes-clés politiques mais, fondamentalement, c’est l’ensemble de l’administration publique qui se trouve menacée. L’éminent économiste János Kornai en a ainsi conclu, dans un article publié le 06.01.2011 dans le journal « Népszabadsàg » – adoptant un ton au demeurant tout à fait posé et circonspect – qu’aujourd’hui la Hongrie n’était plus une démocratie mais une « autocratie ».
Ces réformes pour le pire touchent aussi la philosophie. Le nouveau directeur de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences hongroise a renvoyé quatre collègues et a déclaré que 15 de ses 23 collègues étaient « incompétents dans leur matière ». Cette évaluation s’étendait aussi à des collègues qui avaient obtenu, en Hongrie, un grade scientifique équivalent à l’habilitation. Contre ces licenciements, des philosophes et des scientifiques de disciplines voisines sont intervenus en novembre de l’année dernière. Le professeur Sádor Radnóti a commencé une protestation sur Internet. Près de 2000 signatures ont été rassemblés, non seulement d’académiciens, de professeurs d’universités et de chercheurs hongrois, mais aussi de philosophes et de politiciens étrangers éminents. Pour la défense des collègues licenciés, j’ai moi-même, fin novembre, publié un article dans l’hebdomadaire "ÉS" dans lequel j’ai exigé du président de l’Académie des sciences hongroise, qu’une enquête soit réalisée à l’Institut de philosophie sur ce renvoi complètement arbitraire et, au moins en quelques cas, apparemment infondé. Rien n’a été fait pour le moment.
Il y a dix jours (08.01.2011) qu’est paru un article dans le journal « Magyar Nemzet » (« Nation hongroise ») contre un "cercle libéral" de philosophes. « Magyar Nemzet » est en Hongrie l’organe de presse proche du gouvernement Fidesz. Le mot "libéral" renvoie au parti, en coalition avec lequel les socialistes ont formé le gouvernement précédent. Ainsi, l’article attaque sans circonlocutions des adversaires politiques qui se trouvent parmi les philosophes. On reproche même à certains d’entre eux (comme par exemple Béla Bacsó) d’avoir été le conseiller d’un ministre libéral du gouvernement précédent. Un autre philosophe attaqué est même qualifié d’« ami » de ce conseillé. Il faut savoir qu’en Hongrie aujourd’hui, le mot "libéral" et "libéral de gauche" n’est pas employé sans une connotation claire d’antisémitisme. Ce "cercle libéral" de philosophes – parmi lesquels se trouvent en majorité des collègues qui n’ont jamais exercé la moindre fonction politique et qui n’ont été le conseiller de personne, mais qui se sont toujours consacrés entièrement à leur enseignement et à leurs recherches – se voient à présent accusés d’avoir reçu des financements illicites pour leurs recherches. Sous l’égide du ministre libéral évoqué, une candidature pour le financement d’un programme de recherche (d’une valeur de 360 000 euros) aurait bénéficié d’un traitement de faveur. Dans le cas d’une telle plainte, il est évidemment très difficile pour quelqu’un d’extérieur à cette situation d’élever des protestations fondées. Il est néanmoins troublant que les six projets du programme de recherche qui ont été mis en cause soient tous dirigés par des philosophes classés dans ce "cercle libéral". D’autres domaines n’ont pas été concernés par ces attaques. En outre, les projets étaient à ce moment déjà réalisés et les rapports conclusifs déjà publiés sur la page Internet de l’organe étatique qui a financé les candidatures.
Suite à cette première attaque est parue toute une série d’articles supplémentaires sur les six projets de recherche dans le journal « Magyar Nemzet ». On peut parler d’une chasse aux sorcières attisée un peu plus chaque jour. Mercredi dernier (12.01.2011), l’opinion publique apprenait qu’un représentant autorisé du gouvernement avait ordonné une enquête sur ces six projets. Il a été rapporté samedi (15.01.2011), dans le journal « Magyar Nemzet » que ce représentant autorisé du gouvernement avait ensuite transféré l’affaire à la police, laquelle a ordonné une enquête après avoir reconnu pour au moins un des six projets « une présomption fondée ». Hier (18.01.2011), il a aussi été suggéré dans le même journal qu’il y aurait pour les autres projets une enquête policière.
Il est évident que je ne peux pas prendre une responsabilité personnelle pour l’irreprochabilité des projets de recherche incriminés. Je ne connais pas les détails de ces projets. Je vis et enseigne depuis dix ans en Allemagne et je ne participe à la vie hongroise que par des conférences et des publications. Mais mes relations personnelles de longue date avec les philosophes concernés par les plaintes sont une raison pour laquelle je me permets d’exprimer mes doutes sur la crédibilité de ces accusations.
Je voudrais faire valoir en outre quelques faits (au-delà de la prévention à caractère politique qui marque toute l’affaire) :
1. Il est faux – et il peut bien induire en erreur – d’affirmer que les six candidatures n’auraient pas rempli les exigences de l’inscription. L’accusation prend souvent pour appui le titre complet du cinquième programme de recherche annoncé par lòrgan d’État en question : "Recherche de l’héritage national et des défis sociaux contemporains". Il apparaît cependant clairement du texte même du programme comment ce thème global doit être compris dans le détail : "La demande de candidature soumise sous le signe de l’intégration européenne doit présenter d’un côté les thèmes déterminants jusqu’à aujourd’hui des cadres de la scientificité européenne, et d’autre part l’intégration de questions contemporaines fondamentales des sciences humaines". Les projets incriminés, qui s’attachent à des thèmes classiques de la philosophie, correspondent en tout point à cette description.
2. Les aides financières accordées aux six projets furent allouées par un organe d’État au cours d’une procédure publique et sur la base de la décision d’une commission composée de spécialistes de haut niveau.
3. L’utilisation des financements se fait par l’administration de chaque université ou par celle de l’Académie des sciences hongroise, et est soumise au règlement habituel de ces institutions en ce qui concerne les affaires financières.
4. Seuls les six philosophes ont été inquiétés dans l’enquête sur la distribution des fonds  ; le système global de la distribution des financements n’a pas été pour sa part l’objet d’une investigation de la part du représentant autorisé du gouvernement.
5. Ces six projets ont été projetés sur le devant de la scène, parce que quelqu’un a porté plainte contre leurs directeurs et certains participants. Il faut souligner que dans deux articles du « Magyar Nemzet » le directeur de l’Institut de philosophie – contre les mesures duquel les protestations de novembre ont été organisées – est le seul spécialiste en matière de philosophie cité. De même, il est étrange que l’un des principaux accusés soit monsieur Radnóti qui, en novembre dernier, a initié la protestation sur Internet.
6. Les directeurs de projets ne tirent de ces fonds que des revenus minimes pour lesquels ils sont responsables ; la somme de ces revenus est strictement réglementée.
7. Les six projets de philosophie ont permis d’employer pendant trois ans des collègues et des doctorants (au total plus d’une centaine de personnes). L’argent fut réparti sur de nombreux travaux particuliers, de telle sorte que les collègues concernés, dont le salaire, au cas des professeurs, dépasse à peine, encore aujourd’hui, 1000 € par mois, ne pouvaient à chaque fois que recevoir des montants modestes.
8. Entretemps les résultats des projets mis en cause se trouvent sur Internet, présentés au grand public au travers de brefs résumés. Les directeurs des projets incriminés peuvent tous faire valoir une dizaine d’ouvrages publiés et toute une série de publications scientifiques. Parmi eux, il n’y a pas seulement des traductions philosophiques et des recueils d’articles, mais un nombre non négligeable de monographies. En plus de nouvelles traductions de Platon, de Nietzsche et de Heidegger, quelques nouvelles monographies ont attiré mon attention. A côté des ouvrages de Gyula Rugási, György Tatár, Gábor Borbély je voudrais évoquer un livre de 600 pages sur Winckelmann de Sándor Radnóti et une remarquable monographie sur Kant d’un jeune collègue. La publication d’un monograph n’a mobilisé même pas un dixième de la subvention totale d’un projet, du fait que nombre de contributions furent écrites dans le cadre d’articles et d’essais. Ces fonds furent aussi employés pour équiper les institutions en ordinateurs et en livres, sans compter qu’une part considérable de ce financement a permis de payer les administrations de ces instituts.
9. A ces six projets ont participé tellement de collègues talentueux que c’est la philosophie en Hongrie toute entière que l’on menace par la menée de ces actions.
Je suis désolé de vous faire part de telles nouvelles. Je vous serai reconnaissant si vous pouviez faire suivre cette lettre afin d’informer le plus possible l’opinion publique sur la situation de la philosophie en Hongrie et de soutenir la philosophie hongroise.

Cordialement,

László Tengelyi
Professeur de philosophie
Bergische Universität Wuppertal
Gaußstr. 20
42119 Wuppertal
Allemagne

(Traduit par Yves Mayzaud)


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